A propos du débat sur le “Zwarte Piet” néerlandais
Si personne ne veut – ou ne peut – être qualifié de “raciste” dans une société donnée, cela ne signifie pas pour autant que cette société serait immunisée contre le racisme. Aux Pays-Bas le débat sur Zwarte Piet (“Pierre le Noir”) a suscité beaucoup d’émotion. Une émotion bien plus grande que celle soulevée par les compressions budgétaires de plusieurs milliards adoptées par les dirigeants du gouvernement néerlandais, Rutte et Samson, et par le coup fatal que cela portera à la Sécurité sociale, la santé et l’éducation. Un débat national s’est ouvert aux Pays-Bas: qu’allons-nous faire avec Zwarte Piet ? Saint Nicolas devra-t-il désormais bénéficier de serviteurs uniquement blancs ? Ou faut-il renverser les rôle : avoir un saint Nicolas noir servi par des domestiques blancs ?
Le texte original en néerlandais (31 oct 2013)This text in English Traduit de l’anglais en français par Yves Coleman (Ni patrie ni frontières) |
Beaucoup de Belges ont suivi ce débat virulent avec un étonnement croissant. “La tonalité de plus en plus passionnée de la discussion est symptomatique et souligne l’hypersensibilité des deux parties; cette dispute à propos d’une fête pour les enfants est un moyen pratique pour évacuer les frustrations sociales”, a conclu Saskia De Coster dans le journal belge De Morgen. “Certaines personnes obsédées par le sexe voient dans chaque lampadaire le symbole d’une érection géante, mais les lampadaires sont-ils responsables de leur obsession?”
Le recteur de l’Université catholique de Louvain, Rik Torfs, a adopté une position plus nuancée dans le journal De Standaard, mais il conclut lui aussi par une critique envers les adversaires de Zwarte Piet: “Ne pas insulter les autres est un signe de civilisation. Il en est de même pour le fait de ne pas se sentir offensé trop facilement.”
En d’autres termes: peut-être certains citoyens néerlandais “non blancs” se sentent-ils véritablement offensés par Zwarte Piet, mais toute cette agitation est-elle vraiment nécessaire ? Pourquoi ne pas donner à Piet une couleur différente, suggèrent d’autres personnes, et cette discussion inutile prendrait fin.
Le problème n’est pas aussi simple. Les leaders d’opinion flamands ignorent commodément que cette discussion ne concerne pas seulement la tradition de Zwarte Piet.
Avant d’entre dans le vif du sujet, signalons que, la semaine dernière, le Conseil européen a exprimé sa préoccupation au sujet de la montée du racisme aux Pays-Bas. Le gouvernement néerlandais n’a pas conçu de stratégie pour lutter contre les discriminations sur la base de l’origine ou de la couleur de la peau alors qu’en fait les discriminations augmentent.
Dans le sillage de ce rapport, le médiateur national Alex Brenninkmeijer a confirmé que le climat politique aux Pays-Bas était lui-même discriminatoire. De l’établissement d’un “registre de plaintes contre les travailleurs polonais” à la “taxe sur le chiffon sur la tête” (le hijab) dirigée contre les femmes musulmanes, des expressions de ce genre utilisées par Wilders sont jugées acceptables par beaucoup de politiciens néerlandais – et personne ne les range dans la catégorie du racisme.
Le racisme est loin d’être un problème typiquement néerlandais. Ce qui est unique, c’est le rôle politique joué par l’extrême droite au cours des dernières années. Geert Wilders du Parti de la Liberté (PVV) a habilement profité de l’assassinat de Pim Fortuyn (politicien de la droite populiste) en assimilant à une “diabolisation” toutes les accusations de racisme ou d’extrémisme, et en minimisant ou en légitimant par avance la violence politique.
En conséquence, peu d’hommes politiques ont le courage de s’opposer à lui. Non seulement Wilders a été accepté comme un interlocuteur légitime dans le débat politique mais il a réussi à le dominer. En outre il a, de facto, appartenu au premier gouvernement Rutte puisqu’il était un partenaire indispensable qui “tolérait” ce gouvernement minoritaire.
Il en découle que, dans le débat néerlandais, un grand éventail d’opinions est autorisé, en particulier lorsqu’il s’agit des questions de l’immigration ou de l’intégration. Un seul tabou subsiste: il concerne le fait de suggérer qu’une personne puisse avoir des idées racistes. Tous les thèmes peuvent être abordés… à l’exception de la question de savoir si certains sujets sont dignes d’être discutés. Le racisme est autorisé – mais définir une expression, un mouvement ou un individu comme raciste est tabou.
Dans ces conditions, comment s’étonner que “tout d’un coup”, des citoyens néerlandais “de couleur” exigent un espace politique pour eux-mêmes? Ils se sentent justement offensés par le symbole de Zwarte Piet qui est clairement relié à leur histoire, celle de l’esclavage, histoire que peu de leurs compatriotes connaissent.
Les similitudes entre Zwarte Piet et le vieux stéréotype néerlandais du “Maure” sont incontestables: cheveux crépus, épaisses lèvres rouges et tenue de page du XVIIIe siècle. Saint Nicolas, un homme digne, riche et sage, est juché sur un cheval. Ses nombreux serviteurs, qui lui apportent la puissance de leurs muscles, l’accompagnent à pied et sont tous des Noirs.
En dépit de toutes les références à des légendes germaniques ou à la suie de la cheminée qui aurait sali le visage de Zwarte Piet, sa couleur n’a qu’une seule explication: il s’agit d’un esclave d’origine africaine.
(…) Zwarte Piet incarne le racisme: inutile de tergiverser. Cela gêne beaucoup de Néerlandais “blancs”, et pas seulement parce que le thème du “racisme” est un tabou politique à La Haye. Personne n’aime être considéré comme un raciste. Mais on confond souvent le racisme avec le fait d’exprimer ouvertement une opinion raciste, de choisir délibérément une position raciste et de s’identifier à elle, y compris politiquement. Or, le racisme peut se manifester de façon implicite dans des symboles, des mots et des coutumes sans que personne ne s’en rende compte. Cette dimension est rarement ou pas du tout prise en considération.
Beaucoup de Néerlandais “blancs” ignoraient que Zwarte Piet était un personnage raciste – et même plus: ils n’ont jamais voulu que ce héros populaire le soit. “Qu’est-ce qu’ils veulent donc ces pleunichards ? réagissent-ils. Pourquoi veulent-ils saboter une fête qu’apprécient nos enfants?” Eh bien, ces “pleurnichards” sont des individus qui vivent dans un pays où, même si personne ne veut (et ne peut) être appelé “raciste”, le racisme se répand justement à cause de ce tabou.
Ces gens ont dû supporter beaucoup de choses au cours des dernières années. Pour eux, le racisme est une réalité et a des conséquences quotidiennes. Zwarte Piet est le symbole d’un problème bien plus vaste, impossible à nommer dans le débat actuel. Ils exigent maintenant d’occuper une place dans le débat politique sur le racisme et l’intégration – et le personnage de Zwarte Piet constitue une cause immédiate et concrète pour cela.
Est-ce à dire qu’il s’agit d’un problème seulement néerlandais? Ce n’est pas à moi de de le décider. Mais le fait que de nombreux décideurs flamands et “blancs” soient incapables de voir au-delà de la cause immédiate du débat nous envoie un message clair. Ceux qui pensent que cette discussion porte exclusivement sur Zwarte Piet ne comprennent pas grand-chose au racisme. Et cette incompréhension ne se limite pas aux Pays-Bas,.
Mathijs van de Sande
(Cet article a été initialement publié sur le site belge dewereldmorgen.be car cette tradition raciste sévit aussi en Belgique.)